Depuis le début du Centenaire, une question revient sans cesse dans les débats, les conférences : comment un tel conflit a-t-il pu dévaster l’Europe ?

Si nous pouvons désormais décrire assez facilement les engrenages diplomatiques et politiques de l’été 1914 et que nous pouvons tout aussi aisément expliquer comment pendant la guerre les peuples se sont mobilisés et pourquoi, il est souvent beaucoup plus difficile de discerner les raisons profondes, civilisationnelles qui nous ont poussés vers l’abîme.

Depuis sept ans que je travaille sur la Grande Guerre, un seul livre, l’Apocalypse de la modernité, répond à cette interrogation clé et détaille en profondeur l’existence d’une crise mondiale de civilisation qui traverse tout l’Occident de l’Empire russe aux Etats-Unis en passant bien sûr par l’Europe. L’auteur, l’universitaire italien Emilio Gentile, dépeint avec précision le monde d’avant 14 comme un monde « perdu » en quête de repères. Marquée par le « Dieu est mort » de Nietzsche, l’humanité est simultanément submergée dans une effervescence scientifique et technique unique en son genre. Face à l’émergence de cette nouvelle société moderne et sans Dieu qui dégraderait physiquement et moralement la condition humaine, l’homme du siècle naissant semble ne plus savoir vers qui tourner son regard.

Ainsi, tous les « clercs » (journalistes, écrivains, artistes, scientifiques) semblent s’accorder sur le concept de salut par la guerre qui permettra l’émergence d’un homme nouveau régénéré par celle-ci ! De Dostoïevski à Burckhardt ou Alfredo Oriani en passant par Emerson, tous sont unanimes pour consacrer la guerre comme unique voie de salut du genre humain. Oriani écrira même que la guerre est « une forme inévitable de lutte pour la vie, et LE SANG RESTERA TOUJOURS LA MEILLEURE ROSÉE POUR LES GRANDES IDÉES« . Et les intellectuels nationalistes ou de droite ne sont pas les seuls à penser ainsi ; par exemple le socialiste italien Gaetano Salvemini dira que la guerre est « mille fois préférable pour la nation, lorsqu’on est suffisamment assuré de la victoire« .

Cette vision folle peut nous apparaître comme d’autant plus surprenante que certaines voix divergentes se faisaient néanmoins entendre. C’est notamment le cas de Jean de Bloch, né en Pologne et sujet du Tsar, banquier, financier et industriel, qui avait publié en 1897 « La Guerre future« , ouvrage en six volumes dans lequel il écrivait : « La guerre a certes été possible, mais elle est finalement devenue impossible. Tous ceux qui se préparent et fondent leur modèle de vie sur l’attente de la guerre sont des visionnaires de la pire espèce, car la guerre n’est plus possible. » L’auteur avait accumulé pendant des années des données de toute nature, étudié les doctrines stratégiques des belligérants potentiels et il arrivait à la conclusion que la guerre « s’étendra forcément à toute l’étendue du continent européen. Et l’on comprend dès lors l’énormité des misères et des pertes économiques qu’elle entraînera. Sans parler de la dévastation à laquelle se trouveront inévitablement exposées les localités qui seront le théâtre des hostilités. »

Son analyse, élaborée avant la guerre russo-japonaise, établissait déjà que la guerre ne se déroulerait plus comme au XIXe siècle et que l’industrialisation permettait désormais de créer une puissance destructrice inconnue jusqu’alors qui mobiliserait non seulement des millions d’hommes sur le front mais aussi les civils dans le système de production.

Ce visionnaire atypique qui tentera d’influencer le Tsar au point de permettre l’organisation de la première conférence internationale de la paix à La Haye en 1899, restera malheureusement une voix singulière et unique dans le concert tonitruant des bellicistes en tout genre. Il disparaîtra en 1902 sans imaginer combien ses conclusions seraient prophétiques 12 ans plus tard.

Je vous recommande donc  ce travail salutaire qui représente, à mes yeux, la première pierre pour comprendre cette catastrophe pour la civilisation européenne.

SYLVAIN FERREIRA