Écrit par Julia BOURNEUF

L’art du tatouage et l’armée française de la Grande Guerre semblent être deux éléments incompatibles. En effet, la droiture et la rigueur exigées par les mœurs de l’époque sont en dissonance avec l’image qu’avait le tatouage pour les contemporains. Associé aux criminels ou aux cultures d’Outre-Mer, il n’était pas commun de croiser un français et encore moins un soldat arborant de l’art sur sa peau. Et pourtant, cette image tend de plus en plus à être déconstruite. En 2022, Jeanne Bicaud publie un article « Corps et tatouages à Birbi. Les photographies d’un ancien disciplinaire » sur la page de l’EHNE. Cet article reprend des preuves visuelles, des photographies de soldats (ou non) ayant été envoyés au bagne durant la période de la Guerre et tatoués sur l’entièreté du corps. Ils n’ont pas tous fait la guerre mais certains en reviennent et ont été envoyés à Birbi pour mauvaise conduite alors qu’ils combattaient dans les tranchées. Mais alors, quand, pourquoi et comment ces tatouages ont-ils été faits ? Le cas de Birbi est-il un cas unique ou trouve-t-on des tatoués également au sein des soldats combattants mais surtout, quelle motivation peut pousser un soldat à se tatouer ? Afin de répondre à tous ces questionnements, nous verrons dans un premier temps le type de tatouages que se faisaient les soldats avant de se pencher sur leur interprétation pour ensuite aborder la vision des contemporains sur les soldats tatoués. Il faut également préciser que dans ce dossier, nous ne traiterons que les tatouages de soldats français mais qu’il existe l’équivalent chez les soldats d’autres nationalités.

            Birbi est un nom générique pour désigner les bagnes d’Afrique du Nord. Sa spécificité était qu’ils accueillaient uniquement des militaires réfractaires de l’armée française. Il ne sera donc pas possible de retrouver des civils ou des criminels non-soldats à Birbi. Ce point nous intéresse particulièrement pour notre dossier car il élimine la possibilité que le tatoué ne soit pas un soldat. Cependant, il faut prendre en compte un détail qui a son importance. Les compagnies disciplinaires apparaissent en 1818, en rapport avec la loi Gouviron-Saint-Cyr, le 10 mars. Donc Birbi est mis en place 100 ans avant la fin de la Première Guerre Mondiale. Pour éviter toute confusion avec un soldat qui n’aurait pas fait 14-18, nous allons nous concentrer exclusivement sur des tatoués si situant après 1914. On ne peut cependant pas savoir avec certitude si le tatoué a servi durant la Grande Guerre car il a très bien pu être affecté avant que le conflit n’éclate ou se faire tatouer avant le début de la guerre. En revanche, nous savons que le pique du nombre de détenus apparaît à la fin de la Première Guerre Mondiale, soit 4.000. Ceci peut s’expliquer par le fait qu’il est probable que même si le soldat a commis une faute, il ait été décidé de le garder dans les rangs afin de ne pas faire baisser les effectifs. Parmi les 4.000 condamnés, il nous faut identifier trois catégories[1] :

  1. Les Exclus : Ils ont commis une faute avant le service militaire et sont totalement dépourvus de pouvoir servir dans l’armée. De part cette définition, on comprend qu’ils n’ont pas servi pour la Première Guerre Mondiale et ont été condamnés avant de pouvoir participer au combat.
  2. Les Joyeux : Ils ont également commis une faute grave avant le service mais peuvent eux, être affectés aux bataillons d’Afrique.
  3. Les Camisards : Ils représentent la catégorie qui va le plus nous intéresser. Ils ont commis des fautes répétés, graves ou mineurs mais durant leur service, donc, pendant la Grande Guerre si on se concentre uniquement sur des dates cohérentes. Quand le service à Birbi était terminé, ils étaient automatiquement affectés aux bataillons d’Afrique.

Il est impossible de parler du cas des soldats à Birbi sans évoquer le journaliste Albert Londres. Albert Londres a passé une partie de sa vie à investiguer sur le cas Birbi et a notamment dénoncé les conditions de vie dans lesquels les détenus étaient plongés. Nous n’allons pas ici développer le sujet et nous en resterons sur le cas exclusif des tatoués. La plupart des portraits que nous évoquerons viendront principalement du témoignage direct d’Albert Londres. Nous prendrons donc en compte qu’il n’est pas neutre et qu’il faudra considérer son point de vue sur la situation et le sensationnalisme que ses révélations provoquèrent vis-à-vis des tatouages.

Alors, connait-on des cas précis de tatoués à Birbi ayant fait la guerre ? Se sont-ils faits tatoués avant, pendant ou après ? Si, à l’époque, le tatouage est souvent associé à la criminalité, Birbi n’a pas arrangé l’image que se faisait les contemporains de cet art et encore moins pour les soldats ayant survécu au conflit. En effet, la majorité des détenus étaient tatoués et cela est une chose qui revient quasiment systématiquement dans les portraits que dresse Albert Londres des condamnés qu’il a pu interroger. Ces figures intriguent, questionnent et surprennent, à une époque où revendiquer ce que l’on est sur sa peau n’est pas commun. Les tatoués de Birbi sont si connus qu’il y serait né la première ‘’ Ecole française de tatouage ‘’ à la fin du XIXème siècle. Il est important de noter que certains arrivent déjà tatoués au bagne[2]. Il faut également préciser que même si les tatoués présentent des productions explicites faisant référence à la Grande Guerre, il n’est pas possible de savoir avec certitude qu’ils aient réellement participé au conflit. Les témoignages étant souvent indirects, il n’est pas possible de savoir qui a fait ou non la guerre sans que ces tatouages les évoquent directement. Il faut, de notre côté, tenter de distinguer les participants à la guerre de ceux qui ne l’ont pas, à l’aide des indices laissés par Albert Londres dans son investigation, que nous détaillerons dans ce dossier.

            Nous distinguerons les tatouages en deux catégories :

  1. Les écrits : des phrases, des mots, faisant référence à la guerre.
  2. Les illustrés : des dessins, des iconographies ou des motifs faisant référence au conflit.

Parmi les écrits, nous pouvons citer un certain nombre de témoignages : Numéros du tirage au sort, d’unité, de bataillon ou de la compagnie. Ces numéros sont souvent accompagnés de deux drapeaux ou / et d’un soldat pour expliciter la référence[3]. On retrouve aussi des écrits de revendication vis-à-vis de l’envoi au bagne du soldat ‘’ Martyr de 1’armée déporté à Biribi ‘’. Pour certains, le rapport avec le conflit direct de 14-18 est plus qu’assumé. L’un des prisonniers de Birdi se faisant nommer ‘’ Marcel ‘’ de la classe 1912, se fait tatouer dans son dos ‘’ fait sur le front en 1916 ‘[4]. Si on en croit donc ce témoignage marqué sur sa peau, le tatouage aurait donc été fait directement dans les tranchées, en 1916. La date de 1916 est en plus de cela une période charnière de la guerre car c’est à cette date que se déroulent des batailles décisives comme celle de Verdun ou de La Somme. Le tatouage écrit le plus intéressant est sans doute le tatouage qui évoque le « marche ou crève » pour lequel nous développerons en seconde partie.

Les tatouages illustrés que rapporte Albert Londres[5] sont tout aussi évocateurs de la Première Guerre Mondiale et explicite le conflit vécu par ceux qui y ont participé : Des bagues dessinées à tous les doigts, des bracelets aux poignets et aux chevilles, rappelant l’art des tranchées et les bijoux que se fabriquaient eux-mêmes les soldats à l’aide de chute d’obus et de matériaux récupérés. Nous pouvons également retrouver des tatouages volontairement provoquants comme celui d’un prisonnier qui, sur la fesse gauche, s’est tatoué un zouave barbu, baïonnette vers l’anus, alors que sur la fesse droite se trouve : « On n’entre pas ici ! ». On retrouve également des évocations discrètes de la guerre, comme le képi, le « falot »[6] ou encore la crapaudine, que l’on représente sur les bras, les pectoraux ou le dos. Il existe également des compositions plus impressionnantes ; un homme s’étant fait tatouer sur tout le dos la représentation ‘’ Sur le front russe ‘’, reprenant trait pour trait le supplément illustré du Petit Journal du 17 octobre 1915, en souvenir de sa participation la bataille[7]. Il rajoute à cela des représentations de soldats, coiffés de casque Adrian afin de marquer son identification au conflit.

Homme ayant dans le dos tatoué le page du journal  » Sur le front russe  »
 « Sur le front russe », Supplément illustré du Petit Journal, 17 octobre 1915. Source : BnF/Gallica

            Il faut cependant bien garder en tête que nous évoquons ici les cas les plus documentés et que Birdi a été suffisamment étudié pour que des témoignages quasiment directs nous parviennent. Il n’y a pas que les prisonniers et les criminels, ayant été soldats, qui se font tatouer des références explicites à leur histoire. En effet, nous pourrions évoquer l’exemple d’un internaute ayant, en 2014, retrouvé le registre de son grand-oncle sur lequel ait fait mention de tatouages sur le visage et le corps. Celui-ci affirme qu’il ne les avait pas avant de s’engager et qu’ils ont très probablement été faits pendant le service[8]. Ceci semble concorder avec le tatouage de Marcel affirmant avoir eu son tatouage fait durant 1916, en plein conflit.

            Avant de comprendre ce qui peut motiver un soldat à se faire tatouer, il faut d’abord reprendre l’historique du tatouage en France. Pour les condamnés arrivés à Birbi déjà tatoués, il peut y avoir deux cas :

  1. La personne n’a pas fait son service et a été directement envoyé au bagne. C’est un Exclu ou un Joyeux.
  2. La personne a fait son service, c’est un Camisard

Dans les deux cas, il fait partie du milieu militaire car sinon, il n’aurait pas été envoyé à Birbi. Il existe en effet d’autres bagnes où étaient envoyés les non-militaires et où s’exerçait également l’art du tatouage.

Tout comme nous avons classifié les types de tatouages que nous pouvons trouver, nous allons également classifier les raisons qui poussent un soldat à orner sa peau. Il existe en réalité plusieurs arguments motivant la volonté de se tatouer pour un soldat.

« Il faut y voir, surtout dans les pénitenciers militaires, une manière d’extérioriser d’une façon muette une pensée qui ne peut s’exprimer autrement, se souvient lucidement Paul Perret. C’est encore une protestation permanente dressée en caractères indélébiles […] l’exutoire de la douleur, du tourment »[9]

Pour les prisonniers se faisant tatouer donc pendant leur bagne, il s’agirait d’après Dominique Kalifa d’une revendication sociale, démontrant de ce qu’ils sont et / ou de ce qu’ils ont vécu. Le tatouage servirait d’exutoire identitaire dans un milieu où chacun représente son histoire et son être sur sa peau. Pour quelqu’un ayant fait la guerre, cela semble être une étape essentielle dans sa guérison afin d’accepter et de représenter ce qu’il est ou a été. Ce ne serait pas tant par fierté que les tatouages de guerre seraient faits, encore une fois d’après Dominique Kalifa, mais bien dans une volonté de reconstruction psychologique, afin que la peau devienne la mémoire vivante de celui ayant combattu.

Homme arborant des tatouages patriotiques

            Ceci semble être l’argument commun poussant tous les Hommes à se tatouer et elle ne s’arrête pas aux soldats mais bien à tous ceux souhaitant représenter par cet art ce qu’ils sont, ce qu’ils ont vécu, parfois dans un but thérapeutique et psychologique. Concernant nos soldats, les volontés sont multiples et rentrent même parfois en contradiction.

            Dans un premier temps, nous avons une volonté de revendiquer la participation à la guerre d’un point de vue patriotique, sans repousser son attachement à la patrie mais en assumant bien totalement son affection pour la France. Nous retrouvons alors des emblèmes patriotiques comme des drapeaux, des casques Adrian, des soldats côté cœur… L’emplacement où sont placés ces tatouages est révélateur de l’affection que portent les anciens soldats à leur patrie et à leur défense de la France. Placer un drapeau français sur le cœur démontre bien de l’attache que la personne accorde à son pays et au service rendue[10]. Un exemple très parlant est celui du soldat ayant représenté la page du Journal reprenant la bataille exercée en Russie mais il existe également des exemples de soldats s’étant fait tatouer des représentations populaires de la Bataille de la Marne et ce, reprenant également tout leur dos. Inconsciemment, cela peut également se rapporter à une volonté de mémoire, le corps devenant une archive de la vie du tatoué et des épisodes marquants de son existence[11].

Autre exemple de tatouage  » Sur le front russe  » dans le dos

            Cependant, la revendication peut également être tout l’inverse du patriotisme. Il est admis que certains soldats nourrissaient un ressentiment à l’égard de milieu militaire et de la guerre. Ne souhaitant pas forcément y participer, n’étant pas d’accord avec le principe du conflit ou éprouvant un sentiment d’injustice, ils se tatouent alors sur la peau des revendications individuelles portant une amertume certaine envers la hiérarchie ou le monde militaire au sens large.

‘’ C’est un corps marqué par la violence et de petits bustes de soldats, jusqu’à celui sur sa fesse, coiffé du casque Adrian. Virilité martiale, qui aurait non seulement survécu à 14-18, mais en porte le témoignage à fleur de peau. Il s’en joue, aussi, la tourne en dérision : la position du soldat au casque suppose qu’il s’asseyait dessus ‘’[12]

Encore une fois, c’est la place du tatouage qui est révélatrice des intentions du tatoué et de sa revendication vis-à-vis du conflit. Si ce tatouage illustré n’est destiné qu’à lui-même, car personne n’est supposé voir cette partie de son corps, il y a des tatouages bien plus explicites, assumant volontiers le ressentiment du soldat. C’est le cas d’un témoignage direct d’un descendant de soldat qui affirme que son grand-père, employé de force dans les forces armées d’Outre-Mer durant la Première Guerre Mondiale, aurait eu tatoué sur la main qui lui servait à saluer son supérieur un sympathique ‘’ va te faire foutre ‘’[13]. Il est donc difficile de faire plus explicite quant à la pensée du tatoué et son amertume à l’encontre du monde militaire.

            Cette vive émotion peut également être retrouvée de manière beaucoup plus atténuée. En effet, rares sont les personnes du bagne revendiquant une affection certaine à l’armée et / ou à la France. En général, il est commun de trouver une certaine rancune envers la punition qu’est le bagne, en particulier pour des soldats ayant tout de même servi un instant la France : « Souvenirs de Discipline », « J’ai souffert ». Quelques fois, c’est une simple date faisant référence à l’arrivée dans l’armée ou au passage en conseil de guerre[14]. Il faut cependant nuancer le propos car quelques fois, ces annotations sont doublées de messages presque nostalgiques et il est difficile de savoir si le soldat voue une rancune envers l’armée ou seulement envers la punition du bagne : « Honneur aux martyrs », « Inquisition militaire », « Martyr de 1’armée déporté à Biribi », « Vaincu, mais non dompté », « Vengeance », « Pas-de-chance », « Fatalitas », « Né sous une mauvaise étoile », « Avenir brisé », « Enfant du malheur », « Né pour souffrir »… Pour ce type de tatouages précisément, il faut donc comprendre la revendication écrite sur la peau comme un affect envers la punition du bagne et non l’armée en particulier. Il faudrait traiter au cas par cas chaque histoire de chaque soldat afin de savoir la signification réelle derrière un tel message comme ‘’ Avenir brisé ‘’. Il pourrait en effet s’agir des souvenirs de la guerre, des traumatismes avec lesquels le soldat doit à présent vivre et non de la punition du bagne. Il est cependant impossible de le déterminer car il est trop rare de retrouver des témoignages directs de soldats parlant de leur tatouage et de leur interprétation directe. La stigmatisation que subissait les tatoués à l’époque est en partie responsable de cela et on ne s’intéressait pas réellement de ce qu’une telle démarche comme celle de se tatouer pouvait signifier. Il nous faudra donc nous contenter d’hypothèses.

            Si nous avons vu les exemples de tatouages démontrant de la volonté individuelle de chacun de marquer son appartenance ou son détachement vis-à-vis du conflit, il existe également des tatouages de revendication d’appartenance à un groupe et ayant donc un but sociologique ou pratique. C’est le cas d’un tatouage très précis que l’on retrouve pour l’ensemble d’une unité que l’on nommait les ‘’ marche ou crève ‘’[15]. Pendant la Première Guerre mondiale, les « Marche ou crève » étaient des unités militaires spéciales françaises, également connues sous le nom de « Marcheurs » ou « Marcheurs de la mort ». Ces unités étaient composées de volontaires, souvent des prisonniers ou des hommes condamnés à des peines légères, qui étaient envoyés en missions très dangereuses et souvent suicidaires, comme le repérage des positions ennemies, la destruction de barbelés, ou encore la récupération des blessés sous le feu ennemi. Le nom « Marche ou crève » reflète bien le caractère extrêmement périlleux de ces missions, où les soldats avaient peu de chances de survie. Nous retrouvons des témoignages de descendants directs attestant que leurs ainés possédaient un tatouage à la jambe, écrit ‘’ marche ou crève ‘’[16]. Ce tatouage est donc un tatouage d’appartenance à un groupe car cette unité était extrêmement respectée, en particulier après-guerre. Se le tatouer sur la peau permettait à la fois de reconnaître que le soldat était un marche ou crève mais aussi de revendiquer personnellement servir dans cette unité.

            Il serait donc possible que des tatouages aient été faits dans les tranchées. Que ce soient les unités spéciales dont le besoin était de se reconnaître entre eux et d’obtenir un sentiment d’appartenance, ou bien simplement histoire de marquer le coup, comme le fameux ‘’ Marcel ‘’ de la classe 1912, s’étant fait tatouer ‘’ fait sur le front en 1916 ‘’. Concernant le cas de Marcel, le doute peut cependant être émis[17]. En effet, Marcel s’est ensuite fait connaître comme bête de foire et il exposait ses tatouages à la foule contre de l’argent. Il aurait donc très bien pu utiliser le sensationnalisme que provoquait son appartenance à la guerre dans un but financier ou de popularité.

Nous pouvons donc classifier les raisons de se faire tatouer dans ces différentes catégories :

  1. Patriotisme
  2. Amertume envers le monde militaire et l’autorité
  3. Appartenance à un groupe / unité
  4. Volonté d’historiser son histoire et son identité

Dans tous les cas, la décision de se tatouer résulte sans doute d’un inconscient, d’une détermination intérieure d’extérioriser son passé ou son présent dans le cas de ceux faisant référence directement à la punition du bagne[18]. Cette thérapie par le tatouage est une piste explorée par Jean Lacassagne, médecin depuis le début du conflit en 1914. Il est l’un des rares contemporains ayant abordé de manière scientifique et raisonné l’art du tatouage et la manière dont elle pouvait aider les soldats à assumer ce qu’ils avaient faits, vécus, vus. Dans ce cadre, et ayant fait le tour des tatouages que l’on peut retrouver chez les soldats de 14-18, nous pouvons donc aborder notre dernière partie.

            Dans tous les cas, à la fin de la Grande Guerre, le tatouage reste un art qui n’est absolument pas reconnu comme telle. Beaucoup d’études de psychologues associent directement le tatouage à une pratique primitive et / ou à des groupes sociaux marginalisés comme les criminels. Il existe d’ailleurs un bon nombre d’ouvrages de criminologie ne faisant qu’associer tatouage et criminalité, plaçant alors tous les tatoués de la fin de la guerre dans le même panier. Les propos de Louis Combes quand il décrit ce que représente les tatoués sur leur peau est assez révélateur : « Tout ce que peut imaginer un cerveau médiocre surexcité par la haine, l’érotisme ou la folie »[19]. Il est en effet, pour l’époque, non envisageable de considérer qu’une personne puisse ressentir le besoin de projeter son vécu et son ressenti sur sa peau afin de l’exorciser et il n’y a que très peu d’articles portant un réel intérêt sociologique et sans jugement de valeur aux tatoués de la fin de la guerre.

Pour la France, en 1920, dans un contexte où le tatouage n’est pas vu comme un art, le tatouage se retrouve en réalité dans les milieux difficiles, où les individus ne se sentent pas écoutés ou reconnus. Il apparait alors, autant pour les criminels que pour les soldats, comme une forme d’exutoire, de thérapie et d’archivage de ce qu’ils sont ou ont été. Les psychologues de l’époque en ont brossé un portrait biaisé par leur vision d’une pratique qu’ils n’associaient qu’à un certain milieu et pour des raisons sociologiques qu’ils n’ont sans doute même pas chercher à comprendre. Il est donc fortement probable que des soldats tatoués mais non criminels n’est donc pas été répertoriés et il est donc extrêmement difficile d’en retrouver la trace.

Cependant, la stigmatisation que subissent les tatoués dans le milieu de la criminologie nous permet de retrouver des classifications très précises de tatouages de la fin de la guerre. Les corpus de Lacassagne sont sans doute les mieux détaillés et si une telle pratique comme la classification des tatouages peut être remise en cause, elle nous permet aujourd’hui de savoir quel genre de représentations portaient les soldats durant, avant ou après leur service. De plus, les études de Jean Lacassagne sont un des contre-exemples de la mentalité ambiante de l’époque vis-à-vis des tatouages. Jean Lacassagne devient médecin au début de la guerre, en 1914. Il n’est pas à confondre avec son père, Alexandre Lacassagne dont il se distingue totalement de part son approche du tatouage. Alexandre, le père, établira des traités criminologiques associant tatouages et criminalité dans le but de former des portraits types de criminels, tandis que le fils, Jean, déploiera une véritable idée de la thérapie par le tatouage. Ce changement radical de pensée entre père et fils est sans nulle doute lié à leur expérience de la guerre. Le fils, ayant été médecin de 1914 à 1918, a ensuite poursuivi son enquête médicale d’un point de vue beaucoup plus psychologique. Il nourrit, tout au long de sa carrière, un profond intérêt pour l’impact de la guerre sur les Hommes, ses travaux sur les tatouages étant sans nulle doute orienté de par son expérience au sein même de la Grande Guerre. Après la guerre, il écrira un grand nombre d’articles et d’ouvrages concernant des sujets peu communs pour son époque, comme le tatouage comme thérapie. Côtoyant les criminels comme Louis Rambert, il est un contemporain ayant étudié les tatoués criminels et non criminels. Ses témoignages sont donc un appui précieux pour tenter d’obtenir une approche scientifique du tatouage de soldats, du point de vue d’un contemporain. Il est, par exemple, le seul de ses contemporains à employer le terme ‘’ art ‘’ pour désigner le tatouage[20]. Concernant ce que nous pouvons trouver de son approche sur les tatouages de guerre, il faut faire un grand tri de ses différents écrits afin de déceler les soldats tatoués qu’il a pu rencontrer et son interprétation de la chose.

            La principale source afin de comprendre l’interprétation de Lacassagne est son article « Le tatouage thérapeutique : essai d’étude clinique ». Dans cet article, il émet pour la première fois l’hypothèse, que pour les soldats, le tatouage est une forme d’exorcisme de leurs traumatismes et que même au sein des bagnes, cela permet aux criminels militaires de pouvoir accepter ou revendiquer ce qu’ils sont. Le sentiment d’exutoire que procure alors le tatouage permet de représenter et d’assumer pleinement les évènements passés. Il faut ensuite bien prendre en considération que les contemporains sont tout à fait conscients que le tatouage fait partie intégrante d’une tradition militaire déjà ancrée depuis la fin du XIXème siècle et notamment dans le monde maritime.

« Pour beaucoup d’auteurs, les tatouages se retrouvent chez les criminels, non parce que ceux-ci sont des criminels mais parce qu’ils ont été soldats ou marins. Et le goût de la parure étant commun à tous les hommes, « pourquoi y voir un signe caractéristique du criminel ? ». D’autres, comme Octave Guiol, avancent des arguments de bon sens : le tatouage est relativement rare dans l’armée de terre, mais très répandu dans la marine car les longues périodes passées en mer favorisent « l’oisiveté, l’ennui, l’imitation […] sources les plus fécondes en tatouages » ; certains transforment ainsi leur corps en un véritable « agenda », tel ce marin notant toutes les campagnes qu’il a effectuées au Tonkin »[21]

On comprend donc, même à la période contemporaine, le tatouage comme un élément présent dans la vie militaire mais qu’on voit arriver chez l’armée de terre, là où il était avant limité et beaucoup plus présent chez les marins. De plus, il faut savoir que même si la plupart des médecins voyaient le tatouage comme un art primitif et imité par les occidentaux, certains proposent, comme Lacassagne de l’employer à des fins thérapeutiques :

« D’autres imaginent l’utilisation du tatouage pour limiter les effets des hémorragies, causes importantes de morts sur les champs de bataille : le procédé, désigné sous le terme d’artériographie, consisterait en un tatouage du trajet des artères »[22]

De ce fait, il serait beaucoup plus simple de voir où se trouvent les artères et donc d’y agir rapidement et efficacement afin de limiter le nombre de morts sur le champ de bataille par hémorragie[23]. L’idée sera très rapidement rejetée mais il faut souligner la considération du corps médical pour la pratique du tatouage, dans un cadre utilitaire.

            Malgré l’image de criminel que les contemporains ont donc voulu associer aux soldats tatoués, celle-ci ne semble pas avoir pris car des réfractaires se sont très rapidement emparés du sujet afin d’y apporter une analyse scientifique et cohérente, respectueuse de l’histoire et du vécu des soldats. Aujourd’hui, il est assez surprenant de constater à quel point le tatouage est une réalité affirmée dans le quotidien des soldats de la Grande Guerre. Nous l’avons vu au cours de ce dossier, que ce soit pour des raisons pratiques afin d’affirmer son appartenance à un groupe / unité ou dans une volonté d’exorciser son passé, le tatouage est un art ayant apparemment conquis les soldats ayant ressenti le besoin de l’utiliser. Là où les contemporains percevaient des groupes marginalisés, nous comprenons aujourd’hui la réelle utilité de se tatouer pour les soldats et de marquer sa peau à l’effigie des événements vécus afin de pas les oublier ou au contraire, de les faire appartenir définitivement au passé.

Bibliographie :

Jeanne Barnicaud , « « Corps et tatouages à Biribi. Les photographies d’un ancien disciplinaire » », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 12/05/22 , consulté le 26/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21842

CARMER (R.), ROUSSET (J.), LACASSAGNE (J.) « Le tatouage thérapeutique : essai d’étude clinique » dans Revue internationale de Criminalistique, tome 2, 1930.

Louis Combes, ‘’ Le soldat d’Afrique ‘’, 1921

J. Comte, ‘’ De l’hémostase temporaire dans les blessures de guerre : de l’artériographie ou application du tatouage à la chirurgie d’armée ‘’, thèse de médecine, A. Parent, 1880

Jean Lacassagne, ‘’ L’art en prison : dessins de criminels ‘’, Albums du Crocodile, février 1939

Albert Londres, ‘’ Au bagne ‘’,  Collec. 10/18, 1975, 1ère partie : A Cayenne

Michel Pierre, ‘’ Bagnards – La terre de la grande punition ‘’ Collec. Autrement, 2000

Solange Ségala, ‘’ « L’âme du juste se sert du corps comme d’un outil ou d’un instrument ». L’intérêt des juristes pour le tatouage, entre médecine légale et pratique judiciaire (XIXe-XXe) » ‘’, Droit et cultures [En ligne], 85 | 2023/1, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 27 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/droitcultures/9093 ; DOI : https://doi.org/10.4000/droitcultures.9093

Dominique Kalifa, ‘’ Biribi ‘’, Perrin, 2009


[1] Albert Londres, ‘’ Au bagne ‘’,  Collec. 10/18, 1975, 1ère partie : A Cayenne

[2] Dominique Kalifa, ‘’ Biribi ‘’, Perrin, 2009, p. 137

[3] Michel Pierre, ‘’ Bagnards – La terre de la grande punition ‘’ Collec. Autrement, 2000, p. 120 – 122

[4] Jeanne Barnicaud , « « Corps et tatouages à Biribi. Les photographies d’un ancien disciplinaire » », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 12/05/22 , consulté le 26/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21842

[5] Albert Londres, ‘’ Au bagne ‘’,  Collec. 10/18, 1975, 1ère partie : A Cayenne

[6] Dominique Kalifa, ‘’ Biribi ‘’, Perrin, 2009, p.237-241

[7] Jeanne Barnicaud , « « Corps et tatouages à Biribi. Les photographies d’un ancien disciplinaire » », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 12/05/22 , consulté le 26/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21842

[8] https://forum.pages14-18.com/viewtopic.php?t=10771

[9] Dominique Kalifa, ‘’ Biribi ‘’, Perrin, 2009, p.237-241

[10] Dominique Kalifa, ‘’ Biribi ‘’, Perrin, 2009, p.237-241

[11] CARMER (R.), ROUSSET (J.), LACASSAGNE (J.) « Le tatouage thérapeutique : essai d’étude clinique » dans Revue internationale de Criminalistique, tome 2, 1930

[12] Jeanne Barnicaud , « « Corps et tatouages à Biribi. Les photographies d’un ancien disciplinaire » », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 12/05/22 , consulté le 26/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21842

[13] https://forum.pages14-18.com/viewtopic.php?t=10771

[14] Albert Londres, ‘’ Au bagne ‘’,  Collec. 10/18, 1975, 1ère partie : A Cayenne

[15] https://forum.pages14-18.com/viewtopic.php?t=10771

[16] Ibid.

[17] Jeanne Barnicaud , « « Corps et tatouages à Biribi. Les photographies d’un ancien disciplinaire » », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 12/05/22, consulté le 26/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21842

[18] CARMER (R.), ROUSSET (J.), LACASSAGNE (J.) « Le tatouage thérapeutique : essai d’étude clinique » dans Revue internationale de Criminalistique, tome 2, 1930.

[19] Louis Combes, ‘’ Le soldat d’Afrique ‘’, 1921, p. 140

[20] Jean Lacassagne, ‘’ L’art en prison : dessins de criminels ‘’, Albums du Crocodile, février 1939

[21] Solange Ségala, « « L’âme du juste se sert du corps comme d’un outil ou d’un instrument ». L’intérêt des juristes pour le tatouage, entre médecine légale et pratique judiciaire (XIXe-XXe) », Droit et cultures [En ligne], 85 | 2023/1, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 27 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/droitcultures/9093 ; DOI : https://doi.org/10.4000/droitcultures.9093

[22] Ibid.

[23] J. Comte, De l’hémostase temporaire dans les blessures de guerre : de l’artériographie ou application du tatouage à la chirurgie d’armée, thèse de médecine, A. Parent, 1880