Écrit par Julia BOURNEUF
Les cimetières militaires provisoires sont un sujet assez méconnu de la Première Guerre Mondiale. Pourtant, ces cimetières sont un élément central de la gestion en temps de guerre et sont révélateurs de la vision des soldats envers les disparus. En cas de grandes pertes, lors d’une bataille par exemple, il devient plus compliqué d’offrir une sépulture unitaire aux camarades et les corps sont alors malheureusement placés en charnier. Si ce mode de fonctionnement est significatif d’une compassion et d’une humanité difficilement réfutable, nous pourrions alors nous demander qu’en est-il du traitement des corps d’ennemis ? Si les alliés sont naturellement regrettés et possèdent une tombe provisoire personnelle, dans la majorité des cas, il serait sans doute admis que les corps ennemis soient laissés à leur propre sort, jetés en charnier ou même dans le pire des cas, pourraient servir d’outil psychologique comme cela fut le cas pendant la Seconde Guerre Mondiale ? Pour bien comprendre ce sujet, nous verrons dans un premier temps le traitement des corps ennemis dans la propagande, les écrits ou les images. Nous établirons ensuite le schéma classique que l’on connait du le traitement des corps grâce aux preuves archéologiques, pour ensuite analyser et comparer ses données afin d’en donner une conclusion.
I – Le traitement des corps ennemis – déclarations et images d’époque
À la veille de la Grande Guerre, des traités internationaux ont été rapidement passés afin d’établir quel comportement serait toléré ou non et quel acte serait considéré comme un crime de guerre. Nous pouvons compter parmi eux le fait de ne pas tirer sur le corps infirmier[1] par exemple mais nous trouvons également dans la convention de Genève les démarches à suivre concernant la dépouille de l’adversaire :
– Pour les blessés ou malades ennemis : sans distinction de nationalité, doivent être recueillis et soignés par les parties au conflit. Cela signifie que même les soldats ennemis doivent recevoir des soins médicaux appropriés. Le personnel médical, qui est protégé par la Convention, a l’obligation de prodiguer des soins sans discrimination.
– Pour les morts : la Convention de 1906 ne contient pas de dispositions aussi détaillées que les versions ultérieures, mais elle impose un certain respect pour les corps des soldats tués au combat. Les belligérants doivent notamment veiller à ce que les corps des morts soient protégés contre le pillage et soient inhumés de manière respectueuse. Les identités des défunts doivent être enregistrées pour permettre l’identification ultérieure des corps.
Pourquoi établir une convention si précise afin de préserver celui qui est pourtant l’ennemi ? Au cours des différents conflits qu’ont entretenu l’humanité, quatre comportements ont été recensés concernant le traitement des corps adverses ; respect, acharnement, anéantissement et indifférence. Ce constat était déjà établi au début du XXème siècle, notamment avec le recul sur les nombreux conflits du XIXème siècle. Afin donc de clarifier le comportement à adopter concernant l’ennemi blessé ou mort, la convention de 1906 a été établie afin que toute dépouille non-alliée fasse l’objet d’une identification et d’une sépulture entretenue, au même titre que les corps de camarades. Alors, ces règles ont-elles été respectées ou au contraire, le temps et la durée du conflit a-t-il remis en cause le respect que l’on devait aux ennemis ? Pour le savoir, nous verrons tout d’abord les données que nous avons en surface, c’est-à-dire les éléments laissés par les contemporains (croix, balise, lettres, photographies, journaux…)
Au cours de mes recherches globales afin de comprendre la gestion de la Première Guerre Mondiale, il m’est arrivé de tomber sur des tombes écrites en allemand ou en français mais dont les épitaphes étaient pourtant destinées à un soldat de l’autre nation.
J’ai alors rapidement pensé que par respect et humanité, il devait alors être admis d’enterrer de la même manière les soldats de corps ennemis et de marquer l’emplacement où on l’avait trouvé. En me penchant sur le sujet, j’ai découvert que ces tombes individuelles étaient nombreuses et que mieux que cela, les cimetières provisoires comptaient autant de tombes d’alliés que d’ennemis. De plus, quand le nom du soldat était connu, à l’aide d’une plaque d’identité par exemple, celui-ci était inscrit, comme si les contemporains savaient, qu’un jour, les disparus devraient être retrouvés et qu’ils pouvaient participer à ce travail de mémoire, aussi bien pour la famille des disparus que pour l’Histoire.
Il existe donc des balises ou des croix, faites par les allemands (ou les français), décrivant la présence d’un corps ennemi, à cet endroit même, son nom quand on l’a, sa date de décès et parfois même la bataille ou l’évènement durant lequel il a succombé. En somme, toutes les marques de respect dont une sépulture unique a besoin. Si on ne connait pas le contexte politique et surtout les relations de propagande qu’il existe entre les deux pays, on pourrait là y voir un geste totalement humain, dépourvu de la moindre intention. Les choses sont plus complexes que cela. Avant la guerre, les deux pays se jettent la balle d’un reproche bien précis, celui de ‘’ barbarie ‘’.
C’est une image qui est associé pour les allemands aux français et aux français aux allemands. Créer une sépulture pour l’ennemi a donc potentiellement deux buts, au niveau stratégique :
– Montrer aux alliés que nous (allemands ou français) ne sommes pas barbares comme l’ennemi et que l’on traite l’humain comme il se doit, même s’il n’est pas notre camarade.
– Montrer aux ennemis que nous ne sommes pas ce qu’ils décrivent et que nous avons fait le nécessaire pour respecter les leurs.
En revanche, il est intéressant de noter que d’un point de vue de style, les épigraphes allemandes et français ne sont pas les mêmes. On arrive toujours très bien à distinguer une tombe allemande d’une française, avec soit un signe distinctif (dessin d’aigle, représentation patriotique comme la croix allemande), soit une police d’écriture qui n’est pas la même. Cela peut s’expliquer par plusieurs hypothèses :
– Le terrain a d’abord était occupé par les Français ou les Allemands. Ils y ont établi leur cimetière provisoire. Le terrain a été récupéré par l’autre camp. Il a réemployé le cimetière provisoire afin d’y enterrer les siens. On comprend donc une différence stylistique des épitaphes pour les victimes de nationalité allemande ou français (et alliés)
Si le cimetière provisoire n’a jamais changé de ‘’ propriétaire ‘’ :
– La personne ayant enterré le corps est ennemi donc une volonté de distinguer le corps allemand et français peut sembler logique dans un contexte de conflit. Il faut rapidement distinguer si le soldat enterré est un allié ou un ennemi. La destruction totale du corps n’est pas forcément envisageable pour des raisons éthiques ou par respect de la loi au vu des traités passés.
– La personne ayant enterré le corps est allié au défunt (prisonnier de guerre), il est alors d’autant plus compréhensible que la personne ait voulu que l’on distingue la sépulture d’un allié de celui d’un ennemi. En effet, se retrouver prisonnier de l’autre côté n’était déjà pas simple et devoir enterrer un camarade encore moins. Lui offrir une épitaphe reflétant son identité était donc non seulement un acte à but pratique afin de reconnaître la nationalité rapidement mais aussi, et surtout, pour soi-même.
Nous avons donc, en surface, des balises ou des croix, représentant la personne se situant sous terre. Les images diffusées aux contemporains reprendront bien ce tableau de la tombe de l’ennemi, comme le démontre cette carte postale :
Cette carte a été mise en circulation en 1915, en plein conflit, démontre bien de la volonté française de diffuser une image respectueuse de sa propre nation, prenant soin de l’ennemi afin de respecter la bravoure et l’honneur au combat, en tant que valeurs. Nous le verrons au cours de ce dossier, la réalité des choses fut quelque peu différente.
Du côté allemand, les mêmes outils sont utilisés afin de diffuser à la population une image respectueuse de l’armée et du patriotisme :
Alors, comment et surtout pourquoi cette image du respect envers les corps ennemis est-elle un sujet si important aussi bien du côté français qu’allemand ? Comme nous l’avons évoqué, montrer à ceux restés au pays que leur armée est une armée respectueuse et vaillante passe par le traitement qu’on réserve à l’ennemi. Enterrer l’adversaire et lui offrir ses hommages est un geste chevaleresque, reconnaissant du courage et de la bravoure comme qualité en tant que telles. La symbolique est forte, faite pour émouvoir les cœurs et promouvoir une armée valeureuse, préservant et entretenant la mémoire des Hommes, peu importe les origines. Si on en croit la convention de Genève et les images que propagent les pays concernés, nous devrions donc trouver des sépultures respectueuses et entretenus pour l’ennemi, afin de respecter son engagement et son courage.
II – le traitement des corps alliés et ennemis, comparaison et analyse
S’il n’y a aucune preuve de crémation volontaire des corps ennemis[2], la question a très rapidement été abordée. En juin 1915[3], date où l’état français s’est penché sur la question du traitement des sépultures, il est proposé par les sénateurs le projet de crémation en masse des corps ennemis et ce, avec la rumeur que les allemands eux, emmèneraient des corps français par wagons afin de les brûler dans le nord[4]. Cette proposition ne passera pas, en accord avec le respect de la Convention de Genève et même, la crémation des corps devient interdite, qu’ils soient ennemis ou alliés. Cependant, si on explore les sources laissées par les soldats eux-mêmes, on retrouve quelques témoignages de crémation. Louis BARTHAS, tonnelier et soldat durant la Grande Guerre, est l’un des nombreux combattants nous ayant laissé matière à étudier de par ses nombreux écrits et sa volonté de déclarer au monde la réalité de la guerre dans ses carnets, qui seront, après son décès, publiés :
‘’ Au coin d’une petite place, en me promenant, j’aperçus un attroupement. J’y courus et ne vis d’abord rien de très curieux : on faisait cercle autour d’un bloc brunâtre, graisseux, avec des morceaux d’os très apparents. Qu’était-ce donc cela ? On m’expliqua qu’en août 1914, à la suite des terribles combats qui se livrèrent dans la région, les Allemands maîtres du champ de bataille ramassèrent les morts – les leurs et les nôtres – et en firent un immense bûcher qu’ils arrosèrent de pétrole et pendant plusieurs jours le vent apporta à plusieurs lieues à la ronde cette épouvantable odeur de chair grillée. Venu de ce bûcher on ne savait comment, ce bloc que j’avais devant les yeux était un morceau de ce qui était resté lorsque le sinistre foyer s’éteignit ‘’[5]
Cependant, Louis BARTHAS précise bien que les allemands font aussi brûler le corps des leurs sur ce bucher. Il n’est alors pas question d’un profond détachement pour l’ennemi mais bien d’un acte extrême pour une condition extrême, à savoir une gestion trop importante du nombre de décès. Au début du conflit, les pertes sont plus grandes et les mesures sont donc à la hauteur des hécatombes.
Ensuite, pour comprendre comment est inhumé un corps, il faut comprendre à qui on assigne cette tâche. Cela varie selon l’importance du travail à effectuer mais il y a bien, au départ, des personnes désignées pour ce travail. Ce sont la plupart du temps les brancardiers, jugeant que leur vie civile n’était pas en adéquation avec le combat : des musiciens, des employés religieux ou des hommes trop âgés pour combattre efficacement. Autre fait très important à mentionner pour notre étude. On a très souvent assigné la tâche d’inhumer les corps aux prisonniers de guerre[6]. Ce simple fait peut nous faire comprendre pourquoi, dans les cimetières provisoires, on retrouve des allemands mélangés à des français, des anglais et autres nationalités. Le prisonnier de guerre, se situant du côté ennemi, traite alors de la même façon n’importe quel corps car il doit s’occuper de ses camarades et de ses ennemis, avec l’ordre de traiter de la bonne façon ses adversaires et l’envie de s’occuper de ses alliés. Alors, dans ce contexte et malgré toute la propagande qu’ont pu subir l’un ou l’autre partie, la nationalité ne compte plus, il ne s’agit que d’enterrer des gens et d’inscrire les quelques informations que l’on connait.
La Première Guerre Mondiale est le premier conflit pour lequel nous avons autant de documentations contemporaines à la période. Parmi cette documentation, un grand nombre de traités ou d’archives administratives questionnent la problématique du funéraire et du maintien important du rite, même durant la guerre de mouvement. Cependant, il ne faut pas oublier que la morale et les possibilités physiques ont évolué tout au long des années du conflit mais que dans tous les cas, les familles et les soldats eux-mêmes ont une vision identique d’une sépulture idéale, ayant grandi dans la même formalité du rite funéraire. Elle consiste en une tombe individuelle, dans un cercueil, au sein d’un cimetière avec un marquage qui permet l’identification du défunt (croix avec nom sculpté, pierre avec épitaphe ayant un nom, un lieu et une date). En somme, un souhait de préserver une tradition funéraire européenne déjà ancrée[7].
Cependant, au début du conflit, l’ordre est donné d’organiser des sépultures multiples et il faudra attendre 1915 pour que les sépultures simples soient officiellement demandées par le biais d’un traité. Même si au début, cette volonté est en globalité respectée, il devient rapidement impossible de combler pleinement ce désir final de respect envers sa propre dépouille ou celle du soldat disparu et ce, même pour les corps alliés. Ainsi, en comblant une enquête dans la temporalité et le topographie de chaque terrain, il est possible de dresser les différents types d’inhumation qui ont été opérées[8] :
– Crémation en vue de destruction totale : Aucune
– Inhumation : En sépulture simple, soit en cimetière provisoire, soit isolée. Dans ce cas, on utilise un creusement spécifique ou préexistant. En sépulture multiple, on a deux choix. On superpose les corps, de façon isolée ou en cimetière ou on les juxtapose, également de manière isolée ou en cimetière.
En analysant donc le résultat de cette enquête, nous comprenons rapidement que le mode d’inhumation ne dépend pas de la volonté de chacun d’honorer les défunts mais bien du contexte dans lequel le décès a eu lieu. Nous pouvons expliquer ce phénomène par des facteurs multiples mais ayant la plupart du temps des situations communes. Il faudra de ce fait bien distinguer la guerre de mouvement et de position. En effet, avec la mise en place de la guerre de position, il est plus simple de créer des cimetières provisoires avec des sépultures individuelles. Ainsi, au début du conflit, où la guerre de mouvement est répandue, les sépultures multiples sont plus majoritaires. Quand le conflit se stabilise et que la guerre de position se généralise (même s’il existe des traces de tranchée sur certains fronts dès l’hiver 1914), nous pouvons alors voir éclore des multitudes de cimetières provisoires. Cela s’explique par le fait qu’il est plus simple de déplacer les corps plus loin, hors du front. Le propos est cependant à nuancer car dans les cas d’offensives provoquant trop de pertes, il est impossible d’inhumer en masse dans des tombes individuelles[9], pour des questions évidentes de gestion et de sécurité. Il est alors admis de déposer les corps, après récupération du matériel pouvant être réutilisé sur les cadavres, dans des trous d’obus ou des tranchées abandonnées. Ces endroits deviennent alors rapidement des charniers. Alors, malgré la volonté de respect et les traités qui ont été passés avant le début du conflit, il devient alors impossible d’effectuer des sépultures, notamment à la Somme, et les tombes généralisées deviennent la norme dès 1916. Il est cependant important de noter que les défunts alliés ne sont pas simplement déposés dans une fosse commune et laissés là. Ce type d’inhumation allie la fosse commune mais également l’individualité dans le sens où les corps ne sont pas superposés mais alignés en long[10] afin de ne pas s’écraser les uns les autres. Une croix est ensuite disposée avec le nom de la personne ainsi que la date de la mort, afin de tout de même laisser une trace en surface de l’individu et donc, maintenir une existence physique[11], dans la même logique que la sépulture individuelle.
D’autres facteurs sont à prendre en compte pour savoir quel traitement était réservé aux corps alliés. En effet, il faut aussi prendre en compte les soldats morts en arrière-ligne, d’une blessure ou d’une maladie. Eux, et d’autant plus s’ils sont haut-gradés, bénéficieront d’une inhumation en cimetière, le corps retourné au pays ou d’une sépulture individuelle sur place. Au contraire, s’il meurt en première ligne et est soldat, ou que son corps est découvert par un ennemi, il sera tout probablement enterré en fosse commune dans le meilleur des cas, laissé sur le champ de bataille dans le pire. Concernant les autres modes de traitement des corps comme la crémation, les fouilles archéologiques ont cependant déterminé des traces de corps calcinés mais il est impossible de savoir si cela a eu lieu de manière volontaire ou si cela a eu lieu durant la bataille. Ce mode de traitement est donc écarté. Dans ce cadre, nous pouvons prendre en compte ces différentes contraintes et conséquences, influençant la volonté d’offrir une sépulture simple[12] :
– Mortalité faible : sépulture simple. Mortalité élevée : sépulture multiple
– Mort en arrière-front : sépulture simple. Mort en première ligne : sépulture multiple
– Période calme : sépulture simple. Offensive violente : sépulture multiple
– Délai d’inhumation court : Sépulture simple ou multiple. Délai élevée : sépulture simple
Notons que ces facteurs rentrent parfois en concordance entre eux. Par exemple, une offensive violente va souvent avec un délai d’inhumation court.
Ensuite, pour les conflits ayant engendré beaucoup de pertes, les contemporains ont dû adopter une méthodologie différente afin de différencier allemands et français. On va alors créer un espace spécifique pour les allemands en orientant différemment les tombes afin de les distinguer de celles des alliés.
En revanche, il ne faut pas interpréter ce geste comme une mise à l’écart de l’ennemi motivé par une animosité quelconque. En effet, prenant en considération l’investissement dans la création de la sépulture et les efforts mis en place afin d’offrir un lieu de repos à l’ennemi, il serait plus cohérent que ce geste de différentiation soit en réalité une marque de respect envers la nationalité du défunt et alors, son identité.
L’organisation allemande est elle bien plus formalisée et ordonnée. Les soldats sont enterrés dans des cimetières multinationaux sans aucune relégation et donc, sans aucune volonté de séparation entre français et allemands. Dans les cimetières allemands, on peut donc tout à fait retrouver un soldat français juste à côté d’un allemand. Ceci en dit long, non pas seulement sur la considération de l’ennemi mais de l’humain de manière générale. Pour les allemands, peu importe d’enterrer un français ou un allemand.
Cette différence de considération entre l’esprit allemand et français se concrétise au printemps 1918. La fin de la guerre voit apparaître le dernier épisode de guerre de mouvement et avec lui, le traitement de dépouilles massives. Dans ce cadre, les allemands décident alors d’inhumer leurs morts dans les cimetières militaires français directement ou au moins communs qui demeuraient là[15].
Si jusqu’ici nous avancions en mettant en avant des arguments prudents, comme celui de potentiellement traiter le corps de l’autre dans un but de propagande, mais à présent nous avançons de plus en plus d’arguments allant en faveur d’une réelle motivation à respecter l’autre et lui offrir une dernière demeure. L’analyse qui suivra ira également dans ce sens car en plus d’enterrer l’ennemi, de prendre le temps de lui creuser une sépulture, les soldats allemands érigeront pratiquement à chaque fois un hommage, aussi bien aux amis qu’aux ennemis. « Freund und Feind im Tod vereint » (« Amis et ennemis unis dans la mort ») peut-on lire sur le monument contemporain à la période de Dieuze, en Moselle. Mieux encore, on peut aussi retrouver des traductions faites directement en français sur le monument de Pancy-Courtecon : « À la mémoire des soldats de la XIIIe division de réserve allemande et des soldats du XVIIIe corps d’armée français morts pour leur patrie ». Plus simplement, on retrouve des hommages gravés sur les croix de bois directement. Même si on ne peut pas exclure une volonté de propagande, il est tout de même surprenant, en temps de guerre et après avoir vécu des batailles, dans l’horreur que nous connaissons, de prêter autant d’énergie à l’ennemi et de manière si cohérente entre les différentes zones géographiques. Si cela avait été pour la propagande, nous aurions retrouvé différentes manières de procéder, différentes tactiques et stratégies. Or, ici, l’humain a répété ce qu’il faisait dans la vie civile et a construit des hommages et des sépultures à l’image de ce qu’on trouve et fait en ville.
Cette deuxième partie, en plus de commencer à dresser un morceau de réponse à notre problématique, est révélatrice de toute la complexité mentale et psychologique qu’est la Première Guerre Mondiale dans son ensemble. Ce conflit est paradoxal et le traitement que l’on fait de l’ennemi, à lui offrir une sépulture digne de ce nom, juste après l’avoir éliminé, donne une scène en dissonance. Malgré cela, ce geste est révélateur d’une période où la société prendra un tournant certain. Avant, il était coutume de suivre les règles sans se poser de questions car les ordres étaient les ordres. Ici, on commence à se rendre compte que l’ennemi n’est pas juste un ennemi, il est une personne et on lui offre le respect qu’on peut lui offrir, même après l’avoir tué. Pour comprendre ce paradoxe, il faut bien se mettre dans la tête des soldats durant cette période : on a aussi peur de l’ennemi que de la hiérarchie car nombreuses étaient les exécutions pour un simple ‘’ non, je ne le ferai pas ‘’[16]. En dépit de tous les arguments pointant une volonté de propagande et un détachement de l’ennemi, il est incontestable que mettre autant d’efforts à marquer la tombe d’un tier est révélateur d’une prise de conscience sociale, brisant la propagande qui pointait l’ennemi comme un monstre depuis des années déjà afin de se rendre compte qu’il s’agit d’un Homme. Ceci se verra d’autant plus durant les révoltes de 1917 car il ne sera plus question de gagner mais juste d’obtenir un traité de paix afin que la folie s’arrête. Dans ce cadre, entretenir la tombe de l’ennemi et le phénomène de fraternisation dont nous avons déjà parlé peut être perçu comme un geste de rébellion face à un climat que les soldats ne supportaient plus.
III – Les preuves archéologiques et anthropologiques de la vision de l’ennemi
Depuis quelques décennies, l’archéologie se penche sur les conflits contemporains. Cette science a permis de mettre au jour de nombreuses preuves répondant aux questions que soulèvent les témoignages et parmi elles, le traitement des corps ennemis. Le constat étant que, hormis les corps qui ont été ensevelis accidentellement dû aux remous des batailles, on peut dresser deux types d’inhumation : sommaire et complète (c’est-à-dire avec un ensemble de rites et de dépôts rappelant celle de la vie civile ou non)[17]. Ce travail d’anthropologie comblé aux fouilles archéologiques a permis de mettre en évidence des pratiques qui n’étaient inscrites dans aucun texte et dont nous n’avions aucun témoignage direct. L’exemple le plus frappant est celui des soldats (allemands comme français) qui ont été retrouvés inhumés sur le ventre, face contre terre.
Cette pratique se retrouve régulièrement au cours de l’Histoire de l’humanité et retranscrit en générale un certain mépris envers l’individu que l’on choisit de faire reposer pour l’éternité ainsi. On retrouve ce phénomène chez les gaulois par exemple, qui jetaient les dépouilles de prisonniers sacrifiés ainsi une fois exécutés[19]. Dès lors, il est de mise d’interpréter des sépultures individuelles avec des corps sur le ventre, face au sol, comme un signe de mépris pour l’individu. Cette interprétation rentrerait en relation avec la dissonance évoquée en conclusion de seconde partie et conclurait que l’épitaphe rentre uniquement dans un cadre de propagande et de bonne conduite ; cela ne réduirait en rien le mépris ressenti pour l’ennemi.
Cependant, cette conclusion quant aux corps retrouvés sur le ventre ne fonctionne pas. En effet, nous retrouvons aussi bien des français, côté français, que des allemands, côté allemand, retrouvés dans cette position. Il n’est pas exclu que des querelles pouvaient exister entre personnes du même camp mais le taux de personnes retrouvées ainsi est trop élevés pour en accepter l’hypothèse. Pour comprendre pourquoi on retrouve des corps face contre terre, il faut combler les sources archéologiques en notre possession avec les textes. En revenant sur les témoignages des brancardiers et les pratiques funéraires pour lesquels ils ont opté, nous arrivons à une réponse bien plus satisfaisante. Quelques fois, à cause du conflit en cours, il était impossible d’aller s’occuper convenablement des corps. Cela pouvait être à cause du danger ou car les corps n’étaient pas visibles à cause de la terre qui les avaient recouverts et dont les remus exhumaient parfois la présence. Il pouvait alors se passer une dizaine de jours entre le décès de la personne, sa découverte et la possibilité de l’exhumer. Impossible alors de correctement le saisir afin de l’enterrer à cause de la décomposition. Les brancardiers utilisaient alors des outils afin de pouvoir faire basculer le corps dans un trou creusé[20]. Cela explique pourquoi on retrouve autant la trace de corps face contre le sol et sur le ventre, cela n’ayant alors rien à voir avec un quelconque mépris. Il ne faut cependant pas exclure que cette pratique a pu avoir lieu dans un but d’humiliation de la victime et de manière volontaire. Il est impossible de le savoir avec certitude et encore une fois, cela devrait être traité au cas par cas, avec des informations qu’il nous ait aujourd’hui impossible à connaître.
Si on reprend la liste établie concernant le traitement des corps ennemis et les réactions que l’Histoire a retenu (respect, acharnement, anéantissement et indifférence), nous avons vu toutes les possibilités hormis la plus cruelle d’entre elles, l’acharnement. L’Histoire et les nombreux conflits humains ne sont pas sans reste de ce genre de pratique afin d’humilier volontairement l’ennemi, pour des raisons personnelles ou patriotiques. Cependant, la Première Guerre Mondiale étant un contre-exemple dans le récit humain, ce type de pratique n’a jamais fait l’objet d’aucun témoignage plausible. Il existe bien sûr dans les journaux des récits de propagande mais ceux-là peuvent rapidement être exclus de par leur motivation politique.
En effet, il était admis que les allemands auraient crucifié plusieurs corps (avec le très célèbre Canada’s Golgotha) mais cela s’est avéré être faux, servit à dresser un portrait falsifié et cruel de l’ennemi. Que ce soit dans les lettres, les cartes, les témoignages oraux des rescapés, aucune source n’est à ce jour parvenue décrivant quelconque mutilations ou volonté claire de détruire le corps d’un ennemi. Les seules traces d’une pratique comme celle-ci que l’on retrouve était dans le but de voler un bijou ou une dent en or[21] et non le résultat d’une haine véritable. Ceci peut s’expliquer par plusieurs facteurs :
– Les armes étaient suffisamment destructrices pour calmer la haine ressentie
– Il n’y a eu aucune volonté de destruction totale de l’ennemi en tant qu’être humain
– Comme pour la seconde partie, les soldats se sont rendu compte que leur colère ne justifierait pas de telles actes
Il ne sera pas possible de savoir avec exactitude les motivations de l’absence d’acharnement là où les autres conflits humains en font présence. Une première piste serait le détachement avec le conflit. Ne pas détester l’ennemi c’est aussi ne pas prendre parti aux motivations d’un conflit auquel on se sent en réalité étranger. Cela s’englobe dans un tout, et surtout dans un contexte qui sera plus amplement développé en conclusion. Quoi qu’il en soit, on cherche à préserver l’identité, que ce soit celle d’un ennemi ou d’un camarade :
« Derrière Pr… j’ai trouvé et enseveli un cadavre de Boche, dont j’ai recherché et découvert les papiers dans l’intention de les faire parvenir à sa famille. Pouvez-vous les faire parvenir par le bureau de Genève ? »[22].
Mais on remarque que ce traitement n’est pas le même quand il s’agit d’une personne plus haut gradé :
« J’avais l’intention de faire enterrer le lieutenant Stokes derrière ma tranchée… Le bataillon réclama le corps pour le faire ensevelir à l’arrière. Je suis donc débarrassé de ce devoir de camaraderie. Une fois la guerre finie, j’écrirai peut-être encore à la famille de ce brave officier pour l’informer sur son sort et sur sa sépulture »[23].
Pour comprendre ces deux témoignages et en apporter la bonne conclusion, il faut savoir qui les a écrits. POTTECHER Jean, auteur du premier témoignage, est une figure connue de la Première Guerre Mondiale. Infirmier volontaire, il offrira sa vie en juillet 1918 afin de ramener des blessés, s’exposant aux risques jusqu’à en mourir à l’aube de la fin de la guerre. Profondément pacifique, son témoignage peut donc être vu comme unique et démontre en réalité plus de sa propre personnalité que d’une constante majeure chez les soldats. Le second témoignage provient de JUNGER Ersnt. Intellectuel, il est blessé quatorze fois lors de la Première Guerre Mondiale, connaîtra également la deuxième où il s’opposera à Hitler et deviendra ami de la France. Son expérience de la guerre n’empêchera pas ses idéaux chevaleresques de persister mais nous pouvons remarquer que même s’il est patriotique, il tient aux valeurs de bravoure qu’il met en valeur, et ce alors qu’il parle d’un ennemi, pour qui il fait tout de même preuve d’un grand respect. Ce respect tient très certainement de sa vision du monde militaire, du prestige et de sa considération à l’égard du courage en tant que valeur. Il est considéré comme pacifiste, de par son implication contre le régime nazi durant la Seconde Guerre Mondiale mais fait aussi preuve d’une certaine affection pour le devoir car il s’engagera lui-même dans la Première Guerre Mondiale à seulement dix-sept ans. Encore une fois, ce témoignage n’est donc pas réellement représentatif d’une mentalité commune mais plus d’une image que devait tenir JUNGER Ersnt au vu de ses valeurs au moment de la Première Guerre Mondiale ; considérer la bravoure, peu importe d’où elle vient. Même si ces deux témoignages sont donc des cas à considérer comme unique, ils témoignent cependant d’un état d’esprit et d’une certaine considération envers l’ennemi comme un être humain avant tout. Il est également intéressant de noter que l’on retrouve le même exemple du côté allemand et français, et ce, que cela vienne d’un infirmier français profondément pacifique qui fera tout pour ne pas tuer et donnera sa vie pour sauver, ou d’un intellectuel allemand engagé de son plein gré à seulement l’âge de dix-sept ans. Ces deux exemples démontrent bien qu’il existe une constante chez l’humain durant la Première Guerre Mondiale, une intention qui n’existait pourtant pas au moment de la déclaration de la guerre et qui naîtra au fur et à mesure de la découverte de ce qu’est un conflit et des conséquences morales qu’il engendre.
Dans son étude du sujet, FLUCHER Guy[24] émet l’hypothèse que ces actes de reconnaissance envers l’ennemi ont pu être motivés par trois facteurs :
– Le traumatisme de la mauvaise gestion des corps lors du conflit 1870 – 1871
– Un respect des conventions signées avant la guerre
– Une volonté de propagande car le traitement des corps de l’ennemi pouvait être vu par l’ennemi et c’était une occasion de prouver qu’ils n’étaient pas les barbares décrits dans la propagande
En effet, les contemporains semblaient avoir bien conscience que le traitement des corps ennemis était révélateur d’une psychologie pouvant aller ou non en leur faveur. En effet, les personnes restées en arrière-ligne devait avoir une image digne et respectueuse des soldats partis au front. Dans ce cadre, ils n’auraient eu aucun intérêt à démontrer une image qui ne respecterait pas l’ennemi. En effet, les mœurs de l’époque, qui plus est dans une nation profondément chrétienne, n’aurait probablement pas vu d’un bon œil une armée qui dépouillerait, pillerait ou mutilerait des dépouilles humaines, qu’elles soient alliées ou non. Il fallait donc démontrer d’une armée respectant l’Humain au sens large du terme et ce, par tous les moyens. Si ces points ont pu jouer consciemment ou inconsciemment sur les actes en matière de traitement des corps de l’ennemi, il serait cependant étrange d’aller jusqu’à perdre la vie dans le cas de POTTECHER Jean et d’écrire à ses alliés sur sa considération dans le cas de JUNGER Ersnt. En réalité, hormis les désignations dégradantes de l’ennemi comme ‘’ Boche ‘’, il n’y a pas de traces d’une haine véritable et viscérale de l’adversaire. Celle-ci ne semble exister que dans la propagande et si on trouve quelques traces patriotiques pressées de terrasser l’ennemi au début du conflit, cela s’efface très rapidement dès les premiers mois de la guerre. Dans ce cadre, il existe un phénomène encore plus étonnant, celui de la fraternisation. Outre la trêve de Noël 1914, plusieurs témoignages démontrent que des épisodes d’amitié entre soldats allemands et français ont eu lieu. Dans les lettres de BARTHAS Louis et le journal de guerre de DESAGNEAUX Henri, on retrouve des moments d’échanges de tabac, de pain, de journaux ou même de poignées de main afin de sceller sa volonté mutuelle de non-agression[25]. Ces épisodes témoignent bien d’une réalité que nous évoquons depuis le début de ce dossier ; les ennemis ne se voyaient pas comme telle et le ras-le-bol de la guerre a engendré des instants de paix, motivés par les soldats eux-mêmes se rebellant contre les ordres de tuer.
Là où nous avons une image austère des personnes de la fin du XIXème siècle ou du début XXème, les percevant contentant leurs sentiments, les témoignages que nous avons déjà étudiés dans ce dossier et les précédents tendent à prouver tout le contraire. En réalité, notre vision et notre analyse stratégique des sentiments de nos ancêtres sont bien plus révélatrices du fonctionnement de nos sociétés actuelles que des réels états d’âmes de nos aïeux. Il ne faut pas oublier, le commun des mortels et donc la majorité des engagés durant la Première Guerre Mondiale, n’avaient pas autant accès à l’information que nous, contemporains. Ils ne voyaient que ce que l’état voulait bien diffuser et leur quotidien auprès de leurs proches. Les plus pauvres travaillaient dès l’enfance, on ne laissait pas autant de place à la réflexion ou la spiritualité. La guerre a retourné tout cela et la confrontation à la haine a perturbé ce que les Hommes pensaient savoir sur eux-mêmes. Il est donc, en prenant en compte ce contexte sociale et psychologique, peu probable, que la majorité d’entre eux aient agi en pensant de manière stratégique. Confronté à la réalité, nous savons que les émotions prennent le dessus et dans ce cas, il n’y a aucune trace concrète du moindre réel irrespect envers l’ennemi hormis celui d’avoir suivi des ordres venant d’un état que les soldats ne remettaient pas encore en question (car les révoltes du Chemin des Dames en 1917 viendront y remédier).
Alors, concrètement, et sachant cela, comment est traité le corps de l’ennemi quand il est possible de le récupérer ? Si on s’attarde sur les différentes pratiques funéraires connues que nous avons vu dans ce dossier, nous pouvons remarquer que les allemands et les français n’ont pas les mêmes réflexes. En effet, si on parle de fosse commune, les français ne vont pas mélanger les allemands et les français, tandis que les allemands, eux, ne feront aucune distinction d’origine et mélangeront les deux dans la même fosse[26]. Concernant les cimetières provisoires, les études archéologiques sont assez poussées sur le sujet pour pouvoir établir des conclusions satisfaisantes. À savoir qu’il y a une évolution concernant ces dispositifs. En effet, la naissance de service de santé et de soin à l’arrière-front voit naître avec lui la création de cimetières se trouvant assez loin du front pour ne pas subir de dégâts potentiels[27]. Le personnel a également plus le temps de s’occuper des défunts, de leur accorder une sépulture construite avec un hommage préparé. On retrouve également des ennemis enterrés dans ces cimetières, ce qui démontre ici non pas d’un simple respect mais d’un réel souci du sort de la dépouille d’autrui, et ce, en dépit de son statut d’adversaire. Cela veut dire qu’on a pris le temps et l’énergie de le déplacer jusqu’à l’arrière-front et de penser à sa sépulture, au même titre qu’un allié. Nous pouvons à présent analyser la structure de ces cimetières, en gardant bien en tête que tout fut volontaire, au vu du temps et de la préparation prise pour l’aménagement des sépultures. Chez les français, cela va dépendre d’un aspect logistique. Si les dépouilles allemandes sont peu nombreuses, moins de dix, on va les placer dans une sépulture simple, dans les rangés avec les français[28]. Cela va varier selon la personne ayant organisé le cimetière, car quelque fois, et même si le nombre est très faible, les allemands seront placés dans un endroit à part, ou même parfois au-delà de la clôture du cimetière pour radicaliser la séparation.
Cette image, plus que parlante, met en avant un phénomène que nous effleurons depuis le début de ce dossier. « Hier ruh ein Franzose, In Leben Feind im Tode Freund – Ici repose un Français, ennemi dans la vie, ami dans la mort ». Si nous voulions encore ici y voir de la propagande, il faudrait sans doute s’orienter sur un autre type. Une propagande faite par les soldats, après un ras-le-bol et un dégoût de la guerre : une propagande de fraternisation. N’oublions pas, dès 1914, a lieu une trêve de Noël. Un évènement aussi improbable que touchant, où durant une nuit, les ennemis sont redevenus amis et ont disputé un match de football avant de retourner au combat le lendemain même. Cette trêve, cette envie, si tôt, de faire cesser le conflit, démontre bien que les Hommes ne se considéraient pas comme différents et qu’ils savaient très bien, en majorité, que les tranchées d’en face recueillaient les mêmes âmes que chez eux. Alors, graver que l’ennemi est un ami peut être vu comme un signe de rébellion face à une autorité exigeant un mode de pensée auxquels ils ne s’identifiaient en réalité pas.
Cependant, cet aspect ne semble être présent que chez les Allemands. En effet, les français, en plus de mettre à part les dépouilles allemandes dans leur cimetière, semblent toujours nourrir une petite rancœur à l’égard de celui qu’ils perçoivent comme l’envahisseur et quand la guerre s’achève, le traité de Versailles de 1919 reconnaît officiellement la défaite de l’Allemagne. Depuis cette date, les sépultures d’allemands sur le territoire français sont de la responsabilité française et il a été demandé aux français de s’occuper des corps ennemis sur leur territoire[29]. Ce traitement sera fait avec beaucoup moins de considération pour les allemands que pour les français et pire que cela, des sépultures déjà présentes seront jugées sans la moindre importance et détruites, créant alors une zone de vide dans notre recherche.
« Lorsque j’ai envoyé mon charretier Cheron labourer le champ, je n’ai pas pensé de lui dire de respecter la tombe qui s’y trouvait. À ce moment-là, j’avais entendu dire que cette tombe ne contenait qu’un soldat allemand. Quand le champ a été labouré je l’ai ensemencé de blé partout, toujours parce que je croyais qu’il n’y avait qu’un Prussien d’enterré. »[30].
Dans ce témoignage, le simple fait qu’un corps ennemi se trouve là justifie son ignorance. L’agriculteur cultive son champ comme si de rien était, y parsème du blé et continue de travailler sa terre ; le corps ne sert qu’à la nourrir. Si ce n’est qu’un Prussien ou un Allemand, alors ce n’est pas grave. Cependant, cela peut s’agir d’un cas unique et qui plus est, venant d’une personne qui n’a peut-être pas fait la guerre. Oui, ce serait le cas, si seulement les diagnostics archéologiques ne pointaient pas eux aussi vers de la négligence de la part des français, une fois la victoire obtenue. En effet, quand on analyse les sépultures, on se rend compte qu’une partie d’entre elles sont vides. Cela engendre une surreprésentation des tombes allemandes et faussent, en surface, les chiffres. Comment expliquer ce vide ? Pour les corps des soldats français, on demandait l’avis des familles avant transfert[31].
Pour les corps allemands, ce ne fut pas le cas, tout comme aucune autorité compétente ne fut prévenue pour s’occuper des dépouilles présentes. De plus, après le traité de Versailles et l’obligation de s’occuper des corps allemands, on note une tournure radicale dans la manière de traiter l’espace communale. Tout d’abord, on regroupe les allemands dans un même espace. Ces espaces sont optimisés pour user de toute la place possible, quitte à serrer les sépultures entre elles et à se chevaucher parfois, restriction dans le dépôt de fleurs, toutes les croix sont de couleur noire et uniforme, pas de décorations comme des plantes ou des arbres… Dés 1919, des associations comme la Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge vont tenter de faire respecter les espaces d’hommage aux allemands. Cependant, gardons en tête qu’avant la fin du conflit, la question du traitement des corps ennemis était effectuée par des militaires qui étaient avant cela des civils. Après le traité, c’est le service français nationale qui s’occupe de la question. On voit donc un changement de traitement radical, révélateur d’une négligence volontaire à la suite d’un conflit dont seul l’état nourrit en réalité une haine et continue de le faire en dépouillant du peu qu’avaient réussi à donner les soldats à leurs ennemis.
Le phénomène de respect et de traitement du corps de l’ennemi durant la Première Guerre Mondiale démontre encore une fois de toute la particularité anthropologique de ce conflit. C’est un exercice mental, dans lequel il faut se plonger dans le quotidien d’un soldat et les réactions que nous aurions nous-mêmes face à ce qu’ils ont vécu. Nous avons trop tendance à considérer les gens du passé comme étranger et nous les comprenons bien mieux en prenant conscience de la proximité que nous avons en réalité avec eux, même avec notre mentalité d’aujourd’hui. Cependant, et malgré le fait que la mobilisation générale a fait appel à des gens comme vous et moi, il ne faut pas oublier le contexte sociale et idéologique dans lequel cet appel s’est fait. Le respect du soldat ennemi, de manière générale, peut donc s’expliquer par plusieurs points :
- Tradition du Code d’Honneur Militaire : Même si la Première Guerre mondiale était brutale, les soldats des deux côtés étaient souvent issus de cultures militaires qui valorisaient l’honneur et le respect pour l’ennemi. Il était courant de reconnaître la bravoure et le sacrifice des soldats ennemis, surtout après des combats particulièrement féroces. Cet honneur envers les morts était une façon de maintenir un certain niveau d’humanité dans un conflit où l’inhumanité était omniprésente.
- Partage de l’expérience commune : Les soldats des deux camps partageaient une expérience commune de la guerre, vivant dans les mêmes conditions terribles des tranchées, confrontés aux mêmes peurs et aux mêmes souffrances. Cette compréhension mutuelle pouvait créer un sentiment de solidarité humaine, même à travers les lignes ennemies.
- Usure morale et désillusion : À mesure que la guerre se prolongeait, beaucoup de soldats devenaient désillusionnés par la violence et l’absurdité du conflit. Ils étaient confrontés à l’horreur de la guerre jour après jour, ce qui a pu renforcer leur sentiment que les hommes qu’ils combattaient n’étaient pas si différents d’eux. De ce fait, l’ennemi n’était plus perçu comme une incarnation du mal, mais comme un autre être humain pris au piège des mêmes circonstances tragiques.
- Résistance passive : Certains actes de respect envers l’ennemi pouvaient aussi être interprétés comme une forme de résistance passive à l’ordre militaire. En honorant les morts ennemis, les soldats affirmaient leur propre humanité et refusaient de se laisser complètement endurcir par la propagande de déshumanisation de l’adversaire.
- Utilisation de la propagande : Il est possible que dans certains cas, ces gestes aient été instrumentalisés à des fins de propagande. En montrant du respect pour l’ennemi, les autorités militaires ou politiques pouvaient tenter de véhiculer une image d’un conflit mené avec honneur et de souligner la supériorité morale de leur camp. Cela pouvait aussi servir à encourager le moral des troupes en suggérant que leur sacrifice serait reconnu même par l’ennemi.
- Propagande de fraternisation : En dépit de la propagande d’État qui poussait à la haine de l’ennemi, les épisodes de fraternisation, comme ceux qui ont eu lieu pendant la trêve de Noël en 1914, montrent que de nombreux soldats ne voyaient pas les hommes dans les tranchées opposées comme des ennemis naturels. Ces actes de respect pouvaient également faire partie de cette même dynamique de fraternisation.
On déteste l’ennemi mais une fois devant le fait accompli, que fait-on ? La Première guerre Mondiale, c’est la confrontation à une réalité plus dure que ce que la propagande laissait croire et où l’humain, dans son sens philosophique, morale et physique émerge. On a promis aux soldat monts et merveilles s’ils abattaient froidement l’ennemi, s’ils étaient des guerriers sans crainte et sans reproche mais dans la réalité des faits, le traitement des corps adverses, que nous avons pu étudier au cours de ce dossier, n’est pas seulement révélateur d’une prise de conscience mais aussi d’une volonté de retour à ce qu’est être humain et à ce à quoi la guerre a en réalité confronté les Hommes ; eux-mêmes. L’adversaire a été enterré aux mêmes titres que l’ami, a eu une épitaphe tout comme le camarade et leur identité a été préservé, comme ils l’auraient fait pour quelqu’un de leur rang. La dissonance ressentie par les soldats, décrites par tous au moment d’être véritablement confronté à ce qu’était la guerre, a fait ressortir le peu qu’ils pouvaient encore faire pour rester humain et quelque part, le fait de s’occuper de l’ennemi peut être vu comme la manifestation de l’opposition à ce conflit, qui une fois véritablement vécu, ne faisait pas de sens pour ceux qui y étaient plongés. Alors ils ont fait ce qu’ils ont pu, avec les sanctions qui leur pendaient au nez s’ils ne suivaient pas les ordres, et ont enterré l’ennemi à côté de l’ami. Ceci s’explique par de multiples facteurs, le plus criant d’entre eux étant qu’ils n’haïssaient en réalité par l’ennemi et qu’il n’y avait aucune volonté de tuer. Car n’y a-t-il pas pire vengeance que celui de l’obsolescence ? La pratique judiciaire romaine du Damnatio Memoriae le prouve bien. L’objectif du Damnatio Memoriae était d’effacer toute trace d’une personne, ces représentations, ces apparitions dans les textes, ces épitaphes… Quand on haït quelqu’un, on s’attaque à sa pérennité car à la finalité, nous ne sommes que les traces que nous laissons et les souvenirs que l’on manifeste dans des objets. Les soldats de la Première Guerre Mondiale ont fait tout l’inverse pour leurs ennemis et en leur construisant des tombes, en les accueillant dans des sépultures, parfois à côté de leurs amis, ils leur offrent en réalité la vie qui leur ont pris. Si cela va au-delà d’une manifestation de remords ou de simple respect, c’est un geste philosophiquement fort, que de donner la pérennité à celui que l’on est supposé détester. Sur les affiches, sur le papier, sur l’engagement, ils devaient détruire. Dans les faits, les actes et les mots, ils ont préservé. Cette envie de paix mènera au ras-le-bol général d’un conflit qui ne fait que trop durer et aux révoltes de 1917.
Bibliographie :
AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, La violence des champs de bataille en 1914-1918
Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2008/2 (N° 189), p. 247 à 265
BARTHAS Louis, carnets de guerre, 1987
BECKER Annette, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre 1914-1918. Populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, 1999
BRUNAUX Jean-Louis, Chapitre I – Des sacrifices humains ? dans Nos ancêtre les Gaulois, 2006
DESFOSSES Yves, JACQUES Alain, PRILAUX Gilles, L’archéologie de la Grande Guerre, 2008
FLUCHER Guy, « Le traitement des corps des ennemis et des vaincus. L’exemple du Nord-Est de la France pendant la Grande Guerre », Archéopages [En ligne], 39 | 2013-2014 [2014], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeopages.545
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Convention de Genève sur les blessés et les malades, 1906
JBLEDUC, Mutineries, désobéissance et révoltes dans les tranchées de la Grande Guerre, 2015
Journal officiel de la République française, débats parlementaires, Sénat, janvier 1916, cité par Capdevila, Voldman, 2002, p. 161
POTTECHER Jean, Lettres d’un fils, 2003, p.85
Service départemental des sépultures de guerre de l’Aisne, dossiers Chassemy et Cys-la-Commune
SCOFF Alain, le Pantalon, 1982, reprend l’histoire vraie de Lucien Bersot
SIGNOLI Michel, Les sépultures multiples à recrutement militaire : le regard de l’anthropologue, dans Violences de guerre, violences de masse, 2016
THOMAS Louis-Vincent, Anthropologie de la mort, 1998
[1] Convention de Genève sur les blessés et les malades, 1906
[2] Guy FLUCHER, « Le traitement des corps des ennemis et des vaincus. L’exemple du Nord-Est de la France pendant la Grande Guerre », Archéopages [En ligne], 39 | 2013-2014 [2014], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeopages.545
[3] Instruction sur le traitement des corps des soldats ennemis, émise en 1915 par l’état-major français
[4] Journal officiel de la République française, débats parlementaires, Sénat, janvier 1916, cité par Capdevila, Voldman, 2002, p. 161
[5] BARTHAS Louis, carnets de guerre, 1987
[6] BECKER Annette, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre 1914-1918. Populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, 1999
[7] SIGNOLI Michel, Les sépultures multiples à recrutement militaire : le regard de l’anthropologue, dans Violences de guerre, violences de masse, 2016
[8] FLUCHER Guy, « Le traitement des corps des ennemis et des vaincus. L’exemple du Nord-Est de la France pendant la Grande Guerre », Archéopages [En ligne], 39 | 2013-2014 [2014], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeopages.545
[9] Ibid
[10] Ibid
[11] THOMAS Louis-Vincent, Anthropologie de la mort, 1998
[12] FLUCHER Guy, « Le traitement des corps des ennemis et des vaincus. L’exemple du Nord-Est de la France pendant la Grande Guerre », Archéopages [En ligne], 39 | 2013-2014 [2014], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeopages.545
[13] Ibid
[14] Ibid
[15] Service départemental des sépultures de guerre de l’Aisne, dossiers Chassemy et Cys-la-Commune
[16] SCOFF Alain, le Pantalon, 1982, reprend l’histoire vraie de Lucien Bersot
[17] DESFOSSES Yves, JACQUES Alain, PRILAUX Gilles, L’archéologie de la Grande Guerre, 2008
[18] FLUCHER Guy, « Le traitement des corps des ennemis et des vaincus. L’exemple du Nord-Est de la France pendant la Grande Guerre », Archéopages [En ligne], 39 | 2013-2014 [2014], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeopages.545
[19] BRUNAUX Jean-Louis, Chapitre I – Des sacrifices humains ? dans Nos ancêtre les Gaulois, 2006
[20] BARTHAS Louis, carnets de guerre, 1987
[21] AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, La violence des champs de bataille en 1914-1918
Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2008/2 (N° 189), p. 247 à 265
[22] POTTECHER Jean, Lettres d’un fils, 2003, p.85
[23] JUNGER Ersnt, Dans les tempêtes du siècle, 2014, p. 300
[24] FLUCHER Guy, « Le traitement des corps des ennemis et des vaincus. L’exemple du Nord-Est de la France pendant la Grande Guerre », Archéopages [En ligne], 39 | 2013-2014 [2014], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeopages.545
[25] JBLEDUC, ‘’ Mutineries, désobéissance et révoltes dans les tranchées de la Grande Guerre ‘’, 2015
[26] FLUCHER Guy, « Le traitement des corps des ennemis et des vaincus. L’exemple du Nord-Est de la France pendant la Grande Guerre », Archéopages [En ligne], 39 | 2013-2014 [2014], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeopages.545
[27] LOUIS Maufrais, VEILLET Martine, J’étais médecin dans les tranchées : 2 août 1914 – 14 juillet 1919, 2008
[28] FLUCHER Guy, « Le traitement des corps des ennemis et des vaincus. L’exemple du Nord-Est de la France pendant la Grande Guerre », Archéopages [En ligne], 39 | 2013-2014 [2014], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeopages.545
[29] Traité de Versailles, 1919
[30] Archives nationales, F7-12936, département de la Marne, cité par Pourcher, 1993
[31] FLUCHER Guy, « Le traitement des corps des ennemis et des vaincus. L’exemple du Nord-Est de la France pendant la Grande Guerre », Archéopages [En ligne], 39 | 2013-2014 [2014], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeopages.545