Achille Moutenot, mon arrière-grand-père, représente mon premier lien avec la mémoire de la Grande Guerre. Sa présence photographique dans la chambre de mon arrière-grand-mère a été l’objet de mes premières interrogations : qui était ce soldat ?Que faisait-il là en uniforme ? Pourquoi, alors que mon arrière-grand-mère était là vivante et bien portante, était-il absent ? Pourquoi allions-nous sur une tombe vide à La Toussaint ? Autant de questions qui se bousculaient dans ma petite tête brune et dont voici aujourd’hui les réponses. Ce texte est extrait de mon livre à paraître sur l’histoire de ma famille pendant la Grande Guerre « Les Moutenot-Favre, une famille meldoise en enfer ».

Une vie ordinaire

Selon la fiche du recensement militaire, Achille mesure 1,65 m, il a les yeux bleus foncés et son niveau d’instruction générale est de 3 sur 5. Cela signifie qu’il « possède une instruction primaire plus développée » que la moyenne. Augustine est un sacré petit bout de femme au caractère bien trempée. La lecture des cartes postales présentes dans ce livre témoigne d’un niveau d’instruction plus faible.

En juin 1914, Achille et Augustine sont déjà les parents de deux petites filles : Simone l’aînée âgée de 5 ans et Andrée 2 ans, mais un autre bébé est sur le point de voir le jour au mois d’août si tout va bien. Mariés depuis 1908, ils vivent au bout du faubourg Saint-Nicolas à Meaux au numéro 113 depuis 1913. C’est une petite cour fermée qui existe encore aujourd’hui et que ma grand-tante aimait décrire comme son terrain de jeu préféré avec ses sœurs.

Achille est employé des Chemins de Fer de l’Est et elle blanchisseuse. Il est originaire de Villeneuve-le-Comte, là où demeurent ses parents, et Augustine appartient par sa mère à une des vieilles familles meldoises, les Maciet. Son père quant à lui est originaire de Taizé en Charente.

Il semble que leur union n’est pas reçue l’approbation de leurs parents respectifs.

Ils font partis du petit peuple des villes qui gagne chichement sa vie. Pas d’opulence bien sûr mais pas de misère non plus. Une vie simple et ordinaire que va bouleverser la déclaration de guerre. Achille est rappelé au service actif par l’acte de mobilisation du 1er août 1914 alors qu’il vient d’avoir 31 ans et qu’il est père de famille. Même si sa situation de famille et son âge lui évitent d’être incorporé dans la cavalerie (il a fait son service militaire au 4e hussard), on imagine sans mal le déchirement pour ce couple que d’être séparé à la veille de la naissance d’un enfant par… la guerre. On imagine également la détresse d’une mère sur le point d’accoucher et qui doit veiller en même temps, mais seule, sur deux petites filles.

La guerre à l’arrière (1914-1916)

Achille rejoint donc le 5e escadron du Train des équipages militaires, une arme rarement envoyée en première ligne, le 3 août 1914 à Fontainebleau. Il est devenu un soldat d’un nouveau genre qui marque la rupture de la Grande Guerre avec le 19e siècle. En effet, il fait partie des unités de soutien depuis une période de rappel effectuée entre octobre 1911 et  avril 1912 dans la section de chemin de fer de campagne, qui correspond probablement avec son entrée à la Compagnie des Chemins de Fer de l’Est. La guerre moderne qui s’annonce a de plus en plus besoin de soldat sur les lignes arrière pour soutenir l’effort des combattants au front. C’est le rôle du Train, depuis sa création sous Napoléon 1er, que d’approvisionner les unités combattantes.

Le 5e escadron est rattaché au 5e Corps d’Armée de la 3e Armée Ruffey. L’ensemble des compagnies (3 au total) se concentre jusqu’au 13 août avant d’embarquer aux quais d’Héricy et de Fontainebleau-Avon direction la Meuse. Le 14 août, après le débarquement des cinq trains nécessaires au déplacement de l’unité à Saint-Mihiel et Bannancourt, le rassemblement de l’escadron s’achève à Villers-sur-Meuse.

L’escadron doit ravitailler les unités des 9e et 10e D.I qui participent au sein du 5e Corps à l’offensive vers les Ardennes. Il s’agit de transporter la nourriture pour les hommes (ration de pain) mais aussi pour les chevaux (avoine). Néanmoins les déplacements très longs des unités combattantes, 40km par jour sous une chaleur étouffante, ne permettent pas aux soldats d’être correctement ravitaillés (JMO 9e D.I). Les hommes se battent le ventre vide et découvrent amèrement les capacités défensives des mitrailleuses Maxim allemandes.

Les 21 et 22 août, les deux divisions sont sérieusement accrochées et contraintes au repli.

Là encore, le ravitaillement arrive difficilement. Le 5e escadron s’est déplacé vers le nord et stationnent à Abancourt puis Pillon dans la Meuse pour suivre les unités combattantes du 5e Corps. Il participe tant que possible au ravitaillement des trains d’équipages des régiments durement touchés au nord de Longuyon.

Achille ne le sait pas mais le 22 août alors qu’il est probablement à Pillon, Augustine a mis au monde ma grand-mère Marguerite à l’hôpital de Meaux (probablement déjà installé dans le Petit Séminaire rue de Chaage). Quel moment de joie qu’une naissance et pourtant la réalité de la guerre frappe la famille par l’absence du père qui ne peut pas veiller sur les siens.

L’échec des opérations aux frontières et la pression exercée par l’aile marchante de l’armée allemande en Belgique contraignent l’Etat-Major français à revoir ses plans, le 5e Corps doit donc se replier et avec lui son 5e escadron du Train. Entre le 24 et le 31 août, l’escadron se replie entre Clermont en Argonne et Aubréville. Puis encore plus au sud en direction de Bar-le-Duc. La 3e armée devient le flanc droit du saillant de Verdun.

Entre le 5 et le 10 septembre, en pleine bataille de la Marne, Achille stationne à Ligny-en-Barrois. A-t-il reçu des nouvelles de la naissance de Marguerite, en tout cas pas par voie postale puisqu’il n’y a pas encore de courrier aux Armées. Néanmoins, il doit être très inquiet si les nouvelles de ce qui se passe à l’ouest lui parviennent. Comme de nombreux autres soldats du 5e Corps originaires du plateau de la Brie, l’annonce de l’arrivée dès le 3 septembre des uhlans aux abords de Meaux doit lui avoir glacé le sang.

Il faut comprendre que la troupe est informée par les officiers des exactions commises par l’armée du Kaiser en Belgique. Les récits plus ou moins vraisemblables des viols, des exécutions de civils et des pillages sont donc connus et ne peuvent qu’accentuer l’angoisse des hommes issus des départements qu’occupe l’armée allemande au fur et à mesure de son avance.

« Où sont mes filles ? Où est ma femme ? Où sont mes parents ? »

Tant de questions sans réponse immédiate. Il lui faudra probablement attendre fin septembre pour que les échanges épistolaires deviennent possibles et que, malgré une censure implacable, « l’arrière » reçoive des nouvelles du « front » et vice-versa.

Augustine m’a décrit ce qui lui est arrivé à cette période-là lorsque j’avais 7 ans, et ma grand-tante me l’a confirmé plus tard. En fait, elle est partie avec ma grand-mère dans les bras rejoindre ses beaux-parents et les deux grandes à Villeneuve-le-Comte. A Meaux, tout le monde était parti. En fuite. Les autorités civiles en tête, et sans le courage de Mgr Marbeau, la  ville aurait sombré dans l’anarchie une fois le dernier soldat anglais réfugié au sud de la Marne.

De là, toute la famille rassemblée a pris le chemin de l’exode. Le premier de leur vie. Le premier pour ma grand-mère alors âgée d’à peine deux semaines. Il leur faudra revivre ce cauchemar en juin 1940.

Après la bataille de La Marne, l’unité d’Achille suit la lente progression vers le nord des 9e et 10e D.I.. Il stationne à Froidos et ravitaille les trains régimentaires à Dombasle-en-Argonne du 16 au 24 septembre. La situation générale du 5e Corps se stabilise mais les combats font rage pour les fantassins dans les profondeurs de la forêt d’Argonne ou sur les crêtes avoisinantes. Malgré les pertes effroyables de part et d’autre, les gains territoriaux sont faibles et les unités vont commencer à s’enterrer dans ce qui va devenir la guerre de positions la plus longue et la plus abominable de tous les temps : la guerre des tranchées.

C’est dans ce contexte que le 5e escadron cantonne à Autrécourt-sur -Aire fin septembre en soutien des deux divisions d’infanterie. Il y restera jusqu’au début du mois de mars 1915. C’est au cours de cette période où la vie de l’escadron se transforme en routine qu’Achille commence à écrire à Augustine ou à ses parents (moins souvent) des cartes postales dont certaines représentent même les villages de la région où stationne son unité. C’est dans ce contexte que lui parvient la mort de son petit frère Henri soit par lettre de ses parents, soit au cours d’une permission, soit par lettre d’Augustine. Malheureusement aucune trace n’a traversé le temps jusqu’à nous. Impossible de savoir comment il a réagi. Mais, à l’analyse de l’ensemble de ses échanges avec Augustine, cela a dû renforcer son opinion contre la guerre et ses horreurs.

Bien sûr, ces cartes postales ne résument pas toute leur correspondance et leur datation est parfois impossible. Celles que mon arrière-grand-mère lui envoie en retour représentent les scènes majeures de la bataille de la Marne autour de Meaux puis fin 1915, les premières cérémonies commémoratives.

Elles racontent l’amour simple d’un mari et d’une femme séparés qui attendent avec angoisse, surtout mon arrière-grand-mère, des nouvelles quotidiennes de l’être aimé. Les mots sont ceux de notre vie, avec les surnoms affectueux, « mon loup, ma petite femme chéri, ma petite blonde, chère petite femme bien aimée, mon petit père ». Souvent les enfants (ma grand-mère et ses sœurs) sont mentionnés. Les « bécots » et les caresses sont envoyés par milliers pour combler le vide de l’absence.

La première carte postale datée du 19 ou 29 novembre 1914 envoyée à Augustine a pour illustration une scène de la bataille de la Marne à Chauconin.

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Il évoque les soins prodigués par le médecin issu du monde civil aux soldats victimes des premiers rhumes. Il se félicite d’y retrouver « un paysage connu ».

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Etant privilégié par son statut de tringlot, Achille va pouvoir échanger ainsi avec Augustine jusqu’à la fin 1916. Il ne change pas de secteur jusqu’à la fin du mois de juillet 1915 et reste sur les arrières du front d’Argonne comme en atteste de nombreuses cartes postales.

Celle-ci est remarquable car il décrit les habitants du village comme « dégueulasses » !

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Carte du 24 juillet adressée par Achille à ses parents pour leur signifier son changement de secteur et son passage au service des Ambulances.

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Carte du 29 septembre 1915

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Dans celle-ci, il explique à Augustine comment elle doit aller voir le docteur pour obtenir un certificat attestant qu’elle est malade afin qu’il puisse revenir en permission pour 4 jours. Il mentionne qu’il rapportera des noisettes.

Jusqu’à la fin du printemps 1916, le 5e escadron reste dans le secteur de l’Argonne. En juin, Achille passe au 2e escadron (4e compagnie). Il stationne d’abord dans le secteur de Toul à Pagny-sur-Meuse. Les missions de ravitaillement et de transport des blessés se suivent et se ressemblent.

En août, l’escadron est transféré sur le front de la Somme et s’installe en soutien de la 77e division dans le village de (Lamotte)-Warfusée à l’est d’Amiens. Cette division participera à l’extension du front dans les opérations dans le secteur de Barleux et de Belloy-en-Santerre jusqu’au 8 septembre.

C’est peut-être à cette occasion qu’Achille participera à l’évacuation directe des blessés à proximité du champ de bataille et qu’il témoignera auprès d’Augustine des cris des malheureux « gamins » qui appelaient leur « maman » au secours sur les brancards. Il racontera également qu’il a vu assez d’Allemands bléssés pour les considérer comme des hommes les autres, loin des délires de haine de la propagande.

Mobilisé en première ligne

Le 21 octobre, probablement à cause des pertes monstrueuses essuyées dans la Somme et à Verdun, Achille est versé dans la biffe, en unité de combat. Sa situation de soutien de famille tant à l’égard de ses parents (son frère cadet est mort en 1915) que de sa femme et ses trois filles ne pèsent plus rien pour lui éviter le pire. Il est affecté au 25ème RI à Fontaine-sous-Montdidier où le régiment est au repos pour compléter ses effectifs. C’est là qu’il reçoit son instruction de fantassin.

Il reste peu de temps de cette unité puisque dès le 11 novembre il passe au 82e RI (vraisemblablement au 3e bataillon), régiment dont le recrutement initial provient essentiellement de Seine-et-Marne. Le régiment stationne au sud de Verdun après avoir participé fin octobre aux combats pour la reprise du fort de Vaux.

Le 21 novembre, le régiment remonte en première ligne à l’est de Douaumont, Achille découvre un paysage lunaire dans lequel la fine fleur de la jeunesse franco-allemande vient de s’entretuer pendant presque un an. Partout c’est la désolation. Les cadavres mal enterrés affleurent des parapets à moitié détruits. La terre a perdu toute trace de végétation. Plusieurs villages dont celui de Fleury ont littéralement disparu du paysage. Cette découverte du front à Verdun a dû le marquer même si aucune carte postale ne témoigne de cet épisode. Dès le 28, le régiment participe aux préparatifs d’une attaque dans le secteur d’Hardamont et Bezonvaux. Cette attaque n’aura pas lieu.

Le 11 décembre, les bataillons sont transportés en camions vers Isle s/ Marne à côté de Vitry-le-François. Ils cantonneront jusqu’au 27 décembre dans ce secteur avant de partir pour Fère-en-Tardenois puis La Neuville (à côté de Reims).

C’est dans ce contexte qu’Achille envoie, le 18 janvier 1917, la carte postale ci-dessous à ses parents, où il reprend avec ironie le slogan du général Pétain : « On les aura… les pieds gelés ».

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Il décrit les marches de « 15 à 18 kilomètres » sous et dans la neige épaisse de « 15 centimètres » presque tous les jours pour changer de cantonnement. Il dit avoir « le rhume » et les « épaules brisées par le sac. » On sent la fatigue et la lassitude dans son propos qui se veut néanmoins rassurant et où il précise être prêt de chez eux à « 150 kilomètres ». C’est la dernière carte postale signée de sa main.

(A suivre…)

SYLVAIN FERREIRA